jeudi 13 décembre 2012

Sexe



Où on commencera à évoquer la question de leurs pratiques amoureuses. 

Les habitants flirtent tout le long de l’année dès qu’ils sont biologiquement adultes, ce qui arrive entre 16 et 19 ans. Les rencontres et le flirt sont très librement pratiqués jusqu’à un âge avancé, même si certaines personnes choisissent de passer leur vie entière avec un seul compagnon spécifique. L’homosexualité existe à un beaucoup plus large ratio comparé aux sociétés précédentes, jusqu’à 40 voire 50 % suivant les régions. Les méthodes contraceptives sont en communément usage ; on rencontre le plus souvent des contraceptifs hormonaux sous forme d’infusions ou de solides, fabriqués à l’aide de plantes et d’animaux aux propriétés spécifiques, utilisés par les deux sexes ; plus rarement, on utilise des contraceptifs mécaniques, comme les préservatifs, faits à partir de la sève de certains végétaux tropicaux et importés du sud. 
Une des raisons possibles de la baisse démographique peut tenir à la fois à la généralisation des contraceptifs mais aussi (et surtout) à l’évolution de la sexualité. L’orgasme, et en particulier l’orgasme masculin, a notablement perdu de son pouvoir symbolique qu’il pouvait revêtir aux siècles précédents. La jouissance et le plaisir chez les deux acteurs peut être considérées en dehors ou au-delà de l’orgasme au sens strictement physiologique. C’est une particularité certes sociale, culturelle et psychologique, mais elle se manifeste également physiquement. Dans certaines régions, l’éjaculation masculine s’est complètement détachée de l’orgasme, et peut arriver plus ou moins n’importe quand au cours de l’acte, ne correspondant plus au sommet du désir. Il arrive même, mais plus rarement, que l’éjaculation soit strictement un mouvement conscient, déclenché à volonté par la personne lors de l’acte. Il en résulte que, suivant les régions, 40 à 80% des rapports sexuels ne se terminent pas avec une éjaculation de la part de l’un ou de l’autre des acteurs, mais plutôt quand l’un a plus ou moins trouvé avec l’autre ce qu’il recherchait en terme de stimulation sensorielle et émotive.
Certaines personnes prétendent que le phénomène de l’orgasme proprement dit est en train de disparaître, et avec lui les fondements culturels des siècles précédents ; à la place, un acte sexuel « type » pourrait devenir une suite de très nombreux micro-orgasmes apparaissant irrégulièrement.

lundi 3 décembre 2012

Après avoir fini de marcher

Où il sera question de la manière dont la société s'occupe des morts.



Alors les corps de ceux qui sont morts de maladie et ceux qui sont morts dans leur sommeil, ceux qui sont morts parce que d’autres ont cassé quelque chose en eux, furent réunis en un lieu dédié pour que les ouvriers de la mort s’occupent d’eux. Les familles ont le droit et le devoir de venir et de participer à la cérémonie. Ils mettent leurs plus beaux vêtements et ils amènent à l’occasion des nourritures variées et riches à partager entre eux et avec les ouvriers de la mort.  Premièrement les deux ouvriers de la mort ont déshabillés entièrement les morts, de manière à ce qu’ils soient comme à leur naissance. Puis, ils les mirent à sécher avec des herbes et du sel. Quand les corps furent bien secs, après quatre semaines, les ouvriers de la mort coupèrent aux corps leurs deux jambes. Ces jambes, ils les mirent au compost et la famille reçut ce compost pour leurs cultures. Les cultures ne poussent jamais aussi bien que lorsqu’un ancien alimente la terre avec ses jambes qui ont marché toute sa vie. Les mains furent aussi coupées, et mises de côté. Tout ceci fut incinéré après avoir été frotté avec l’écorce de certains arbres. Cela fut brûlé devant la maison où est morte l’ancien ou l’ancienne. On fit tout cela parce que l’esprit a quitté le corps, et que de la même façon, le corps est composé d’entités distinctes qui se séparent à la mort. Le corps, la tête furent gardés entiers et cachés pendant qu’on compostait les jambes et qu’on brûlait les mains. De nuit, avec l’aide des membres de la famille, le corps sans jambes et sans mains fut emmené par les ouvriers à la fosse (clairière en bordure de forêt, en général) et enterré avec d’autres. La fosse ne porte pas son nom mais les vivants de la famille savent très bien où elle est située et peuvent venir s’y adresser à leurs semblables morts et rencontrer d’autres qu’eux ayant eux aussi de la famille sous terre. La fosse est cependant marquée d’une croix faite de deux morceaux de bois coupés par le défunt lorsqu’il vivait, et assemblés entre eux avec de la corde, un bout de caoutchouc ou des lanières de cuir, ou plus souvent encore du câble électrique. La croix est un symbole ancien qui signifie une contingence, une rencontre, un carrefour, une poignée de main, une marque, une écriture. La croix désigne un emplacement particulier sur une carte. Deux lignes se croisant désignent un Point unique, et ce point signifie que le défunt s’est arrêté de marcher pour le moment-sur une pierre à un carrefour. 


dimanche 25 novembre 2012

Vélos



 Fragments de mon Résumé Hypnozoïque en cours de préparation. Ici, on explique un peu plus en détail comment les vélos sont utilisés durant l'ère du repos.





 Le vélo, est-derrière la marche, la manière la plus courante et la plus appréciée de se déplacer pour toute la population. Cela tient au fait qu’une industrie très frustre peut suffire à construire des vélos et que la variété de ses usages est très grande. Dans les métropoles proches de régions plus clémentes, ils peuvent être faits en métal (aluminium, fer, acier) ou directement importés. Les pneus, quand il y en a, sont faits en caoutchouc importé des régions méridionales.  Plus on va vers le nord, plus les vélos en métal  sont rares et cèdent le pas à des engins en bois (bambou, chêne, cèdre) ou en récupération de plastique, assemblés avec des pièces en métal, en corde, en cuir, et dont la mécanique un peu plus précise (câbles de frein, système de pédales, chaîne de transmission et plateaux de vitesses, roues) est en métal et est le fruit d’une florissante importation. En général il n’existe pas d’artisans qui fabriquent directement des vélos. Un s’occupe du cadre, un autre de la mécanique, un autre de la selle, un autre, encore, des pneus … Celui qui veut posséder un vélo devra la plupart du temps soit le construire lui-même en achetant ou en troquant les pièces chez différents travailleurs, soit en se faisant aider par d’autres ouvriers spécialisés.  Malgré son caractère très courant, un vélo reste toutefois coûteux et précieux.
Les vélos sont utilisés par toutes les branches de la société, mais la majorité des vélos produits sont fabriqués par des citadins, et non par des nomades.  On voit de nombreuses variété de véhicules propulsés par les mêmes principes que les vélos : tandems frontaux, vélos à trois roues couverts, vélo à coffre ou tirant des remorques.
Le mécanisme pédalier-chaîne de transmission-roue, qui amplifie mécaniquement le mouvement de la marche, jouit d’une popularité immense et presque religieuse auprès de la population, qui voit en ce mécanisme une manière de lutter contre le refroidissement du monde qui les menace. 




dimanche 2 septembre 2012

La Machine de Langage, 2nd fragments.


Pour information, l'Ere du Repos est le titre générique d'un ensemble de 4 ou 5 textes de science-fiction décrivant l'ère du repos, une époque future et imaginaire. Le premier texte, que j'ai déjà écrit et dont des fragments ont été publiés ici, s'intitule Chasseurs d'Escargots. Le second texte, dont voici un nouvel extrait, porte le titre de La Machine de Langage. 
Le présent texte est écrit au passé, car il est récité par un des acteurs du récit principal. La Machine de Langage sera sans doute un récit au présent, mais agrémenté de sous-récits provenant du passé.

La trépanation avait bon dos dans les métropoles.

Il y avait ce qu'on appelait un peu au hasard et par goût du néologisme la pictoctomie. Il s'agissait pour des chirurgiens spécialisés dans le cerveau et les centres nerveux de pratiquer l'ablation d'une toute petite zone du cortex lié à la vue qui conditionnait la reconnaissance des images. Une fois privé de ce bout de chair, les patients étaient dans l'incapacité d'apprécier la présence d'une image. Ils les voyaient, mais ne les remarquaient pas. Pour eux, une image se fondait en surface et en motif. Le plus curieux, c'est que cette opération n'affecta que peu la capacité de lire. Elle nécessitait néanmoins une certaine rééducation, et ne pouvait se faire que face à un spectre bien définit de caractères et au prix d'efforts laborieux.

Certains patients montrèrent une forme de résistance. Cette résistance provenait des gènes mutants du cerveau des deux dernières générations. Si une partie du cerveau subissait une ablation, il y avait des chances pour que ladite zone se régénère en partie. Comment ? Certains observateurs soutenaient que les cellules nerveuses ont un plan de principe de toutes les cellules les entourant directement, tout comme les harengs ont une représentation de l’espace tridimensionnelle les renseignant sur la position exacte de tous leurs congénères autour d’eux, quand ils sont en banc. Si les cellules venaient à être détruites, leurs voisines pouvaient régénérer celles qui leur étaient directement contigües. Celles-ci renaissaient elles-mêmes avec  leur potentiel de « connaissance » diffuse de leurs voisines directes.
Si néanmoins le trou était trop étendu, il ne se rebouchait jamais complètement. La solidarité des neurones avait ses limites, des limites purement spatiales.
Ainsi pouvait-il être dit que la connaissance du cerveau était elle-même contenue dans les cellules le composant, sorte de conscience instinctive de son étendue, et de son plan de réseau.
 
Certains « sauvaient » les pictoctomés en les emmenant dans la nature la plus sauvage, avec des ordinateurs. L’isolement, le relais que faisait pour eux l’humble machine, ainsi que les capacités naturelles de récupération du cerveau, lui permettaient de recouvrer entre 40 et 80% des capacités perdues.   






jeudi 2 août 2012

L'ère du Repos - Fragments 2, la Machine de Langage

A cette époque les acquis de la science neurologique étaient bien trop inaccessibles à nos jambes marchantes pour qu'on puisse s'imaginer le monde en-dessous d'elles. Mais les ordinateurs avaient subsisté partout. Oh bien sûr, ils étaient très compliqués à reconstruire, mais ça restait possible, et chacun de nous était un peu ingénieur informatique.  A cause de cette connaissance diffuse des ordinateurs qui reliait toute la population, malgré l'incroyable prolifération des patois et les variations des langues, on se figurait le fonctionnement du cerveau comme celui des ordinateurs: même structure infinie de communication et de langage absolu. 




samedi 14 juillet 2012

La Fatigue, théorie et pratique, fragments 1.

La Fatigue, Théorie et Pratique. Fragments N°1.

24 juillet
J'ai été attaqué par rêves multiples cette nuit, l'un causé par un documentaire télé vu à moitié quand nous étions sur le lit, prêts à nous endormir. Un documentaire sur un souverain timoré du XVIIIème siècle, du Danemark ou de Prusse, que l'on veut soigner de ses pulsions contre-nature par un long voyage en Europe. Dans mon rêve le documentaire tombait en pleine déliquescence. Sans musique, avec une voix off désabusée, des centaines de figurants qui portaient des costumes fantaisistes de gardes suisses et des hallebardes démesurées dansaient selon une chorégraphie compliquée et désordonnée. Ils se servaient de leurs hallebardes pour se propulser, comme des perches. Suivaient des scènes étranges et stéréotypées de fêtes décadentes façon XVIIIème, plusieurs femmes nues dans un vaste amas de remâché de lit. Une des femmes devenait folle et se tranchait le clitoris. Suivait un kaléidoscope de vagins mutilés avec des cris ralentis de douleur, voix off, lumière de mauvaise qualité.

4 décembre, à la gare routière de P. 
5 décembre, plutôt.
Le temps passe vite. Je dors bien mais me réveille mal.

12 décembre
Ce matin au lit j'avais l'envie déraisonnable qu'on m'oublie totalement, que j'en vienne à ne plus exister pour personne. Je me sens ratatiné, apte à aucune initiative, bon à traîner. J'ai lu des choses sur la décadence des Habsbourg et ça m'a intrigué. Je pense à la pluie, à la neige, à la nuit, au froid. Et il fait bien trop beau. Je veux que la nuit tombe et que la forêt envahisse tout et que le monde soit confus.
l'exercice du Prince des Habsbourg est simple, il implique de se submerger d'objets autres que soi jusqu'à la complète impuissance.



 Une fête à Rambouillet, Fragonard.

mardi 28 février 2012

Un van, autre morceaux hypnozoïques.

J’ai fait toute ma vie dans un van, un camping car. Il y a du tissu à motif sur les fenêtres arrière, ce sont nos rideaux contre la pluie et contre le froid. Ces rideaux transforment l’intérieur de notre maison. C’est nous qui les avons mis au-dessus des fenêtres. Les voitures qui naviguent sur une autoroute d’obscurité semblent traînées derrière leurs phares, la seule chose d’elles qui grésillent à l’extérieur de la carcasse. A l’intérieur, c’est un univers miniaturisé et on fera des milliers de kilomètres rien que comme ça. Rapides, mais tranquilles, parce que la voiture a toujours été tranquille. Parce que la voiture combine deux temps, celui des piétons et celui du chauffeur-passager.
En ce temps-là la carte avait changé : au lieu d’avoir les nations bien délimitées par des couleurs différentes, France rose, Belgique jaune, Allemagne verte et Pologne bleue, c’est comme si on avait mélangé toutes ces couleurs ensemble pour obtenir la teinte la plus triste et la plus quelconque possible, la teinte des vieux métaux et du vieux papier, la couleur du sommeil ou des ratures dans les marges. Sans contenu. Une vaste histoire picturale des terrains vagues. A cette époque, on avait perdu les états, et leurs frontières, à s’être trop regardées, étaient devenues aveugles et on avait davantage l’impression de marcher dans la boue des champs que sur un sol souverain. Parce que le sol n’était plus souverain mais parcellable, sauvage, relatif. Mais le monde n’en était que plus éblouissant. L’empire immense avait ramassé les nations pour les compacter en des petites et tremblantes choses baroques, incompréhensibles, irrationnelles, puis était mort, ou s'était résorbé. Où la France, l'humble petite France s’appelait Frankreich ou Frankistan et où personne ne se souciait de parler mongol ou russe, pour les commodités administratives.

mercredi 22 février 2012

Fragments sur l'hypnozoïques, 2

On fait notre voie sur un chemin qui s’accroche au-dessus d’un grand corps de bâtiments ruinés. La piste combine des marches en pierre et une végétation rêche, un peu pauvre, qui ne porte pas de fruits et pratiquement pas de feuilles. Je mets dans ma bouche des baies d’églantine et je ramasse de gros champignons blancs, ceux qui doivent être cuits longtemps avant d’être consommables.
Maintenant on grimpe parmi les érables et les platanes qui se penchent au-dessus des bâtiments qu’on voit lointains, et on pense aux pistes serpentines qu’on a emprunté pour s’en éloigner.
Ca sent le gaz de chauffage en combustion, ça sent les feuilles mortes et le bois pourri. Ca sent comme les résistances chauffantes longtemps froides et subitement parcourues d’un courant électrique.
Dans un autre bâtiment, avec le toit effondré, on fait un petit feu. La brume tombe, avec elle une méchante humidité et une obscurité dure, froide. Dans le mur des prises de courant. Le coéquipier peine à en trouver une qui marche pour l’ordi. Aucune ne marche. Le coéquipier utilisera la vielle dynamo et ça le fait pester de douleur et d’impuissance.
Le feu devient assez grand pour s’occuper des champignons et d’un gibier mutant trouvé dans l’autre bâtiment. Le coéquipier en a assez du regard dégoutant et fixe de la bête, et l’idée de la faire disparaître dans son estomac lui fait plaisir.

Les champignons dansent le long des bulles ascendantes, laissent dans l’eau de cuisson leur toxicité, leur mauvais goût amer, leur élastique dureté. Sans tête, la bête fait beaucoup moins peur, elle est enfin apprivoisée.

Ce qui nous manque, ce sont des bicyclettes, parce qu’à ce rythme, on va indéfiniment errer entre les plus petits chemins, qui se ressemblent tous, et n’ont aucun panorama. Il faudra adapter le matériel à cette nouvelle façon d’aller, mais le coéquipier pense d’ors et déjà qu’avec un vélo il pourrait remplir les accus, recharger l’ordi, et se passer de la vielle dynamo qui est trop lourde à porter. L’idée de rouler, ça l’excite jusqu’à la jouissance. Il lui semble qu’en roulant les choses seront psychologiquement différentes.

Voler un vélo, dans les rues de quelque grande ville, c’est chose aisée. En voler deux, c’est moins évident. Si je veux rester avec le coéquipier, il faut presque qu’on vole les deux vélos ensemble, qu’on trouve un endroit où deux sont parqués. Mais trouver deux vélos dehors avec ce que ça coûte, c’est difficile. On en voit quelque uns, isolés comme des chevaux tristes ou des chiens abandonnés, bardés de chaînes en acier, mais deux, c’est beaucoup plus rare.

jeudi 2 février 2012

Fragments des guerres tertiaires, 2

 Je vous largue par avion des blocs entiers de notes sur les guerres tertiaires. Images en fin d'article!

Ch. X : Les Milliards

Et alors, John ?
« Le paysage c’est les autres. Les autres, c’est la contemplation. Les autres, comme le paysage, sont sans musique. Ils sont nus.
Toi tu aimes quand le monde semble faux, semble émaner de ton délire. La campagne t’effraie, parce qu’elle est trop réelle. Quand la campagne est hostile, au moins elle répond, elle te répond. Cette campagne que tu traverse, c’est un territoire immense, tout est de la campagne, tout est de cette même étendue. Le monde, c’est comme si on avait cousu ensemble tous les draps et toutes les couvertures. De vagues lampadaires paumés se reflètent dans la surface aqueuse de quelque culture ; mais : rizière, ou champ de blé avec de l’eau dans les sillons ?
Icare était un faux, tu savais ? Et cette brume silurienne, qui noie tout ce qui n’est pas assez fort pour se construire un abri, c’est elle qui donne à la campagne son caractère sacré-soigné, d’autres diront.
Le soleil met un temps pas possible, rien qu’à s’élever de quelques centimètres et à transformer le violet en bleu puis en gris. Chromatiquement, la lumière prend son temps. Nous sommes des cafards rampants, qui complotons. Le monde, ce sont des tas disposés à intervalles irréguliers. Des tas, des éminences, des moments forts comme sur une piste audio. Et tout se confond, de la forêt d’arbres dénudés à la forêt née du transport de l’électricité, avec ses grands pylônes bien espacés et son sous-bois de caténaires et son éclairage urbain sec, orange, décoratif.
On est où, là ? Pourquoi le train ralentit ? Où on a atterri ? Ce n’est pas l’une de ces villes ramassées dans des vallées humides entre deux caisses de rocs. C’est la pleine plaine, où chaque monticule, reposant sur d’anciennes pourritures, mène l’observateur à un cercle de quarante kilomètres de diamètre, d’où il voit tout. Des maisons phénix, des blocs d’habitation, et encore ces supermarchés et ces gares, avec des petits sentiers entre les tas, les buttes et les voies. Sentiers entre les routes, là où d’excitantes départementales relient métropole à métropole.
Alors voilà John, ce que tu aimes dans ce paysage. Ces milliards de détails étiquetés sur la grande bâche déployée à tes pieds, comme des hérissons morts, des oiseaux dispersés.

« La croissance de la population n’est pas finie, trop de gens ont l’espoir d’exister. Alors ce que tu vois aujourd’hui, ce sera encore infiniment plus complexe d’ici trente ans. La conurbation va se densifier, on traversera des endroits qui auront des noms qui ne te diront rien, des zones sans spécificité, ou aux spécificités tellement subtiles qu’il te faudra des mois pour les détecter, établir une différence entre l’endroit d’où tu es parti, et l’endroit que tu traverses. Il y aura 90% d’agriculteurs, tous d’humbles artistes de la débrouille, 90% de professionnels de l’improvisation. Faudra faire avec une pauvreté devenue générale. On ira s’enfoncer loin dans la communauté des communes européennes, on aura d’autant plus cette sexualité décentrée dont tu parlais.

…si tu vis jusque là.





vendredi 27 janvier 2012

Cet hiver

Cet hiver ne fut ni rude ni triste.

Les gens qui y vécurent se réjouirent de sa douceur, de sa gentillesse. L’hiver ne fut pas une épreuve, pas une agression, pas un bruit gênant dans nos habitudes vestimentaires. Une quinzaine de degrés, tous maussades, vinrent se déposer sur le territoire, sur la région, sur la croûte terrestre, comme une neige. Et quinze degrés de nuages, de brume et de bruine décevante s’installèrent à demeure et firent un nid douillet dans nos consciences.
L’hiver ainsi formé s’étendit à d’autres mois : septembre jusqu’à novembre, février jusqu’à avril. L’univers présenta des extrêmes mis bout à bout plutôt que l’infinité des motifs qui le composaient avant.  L’univers présenta un refroidissement généralisé, une égalisation de tous les excès, une absolution, un pardon de tous les péchés. Tous finirent par se dissoudre dans un grand carnage simplifié, adoucit.

Le thermostat du monde se calma, calma les foules empâtées, cimenta les réjouissances, mit fin aux catastrophes, aux débordements, aux tsunamis.

Et  seule la pluie devint un refuge exact, un petit accident dans le grand bain bleu marine à l’aspirine où nous fûmes tous plongés.

vendredi 20 janvier 2012

Histoire d'un fleuve, partie 1

Un jour, le fleuve L amena un énorme débris à l’occasion d’une de ces crues de mars. La chose ne se déplaçait pas aussi vite que le courant, bien qu’elle avançât  d’amont en aval. Les troncs, les joncs arrachés, les planches et les masses blanches de polystyrène la doublaient.
La chose glissait lentement, coulait parfois pour réapparaître,  si bien que de très nombreux citoyens la virent passer. Elle était remarquable par sa couleur noire et brillante, légèrement rouge au soleil de midi. Elle était d'une rotondité affaissée comme la coque retournée d’un bateau, tantôt large de deux mètres tantôt affleurant à peine, réduite à une mince ligne humide.
Des oiseaux furent aperçus perchés à son sommet, les jours calmes. parfois des nuées de mouettes s'y attardaient pour une messe furieuse de charognards.
Elle disparut derrière la ville après quelques jours, sans doute pour aller se briser quelque part là où le débit du fleuve était moins surveillé, sous les branches aquatiques d'un viel aulne pourri.

C’est pendant cette période que la rue de Jan Ary et de M fut engloutie, en même temps que beaucoup d’autres le long des quais. Un matin donc, l’eau coupa la sortie de l’appartement de M et, malgré les conseils de ses voisins retraités, elle décida de sortir. Le jour était calme et frais, comme occupé à autre chose. Elle emprunta un canoë à quelqu’un qui en vendait.
Intimidée par les courants,  M fit plusieurs cercles dans l’eau, et sans pouvoir se stabiliser elle se retrouva quelque part au milieu de la L. L'eau était à la fois très calme et très agitée, comme si une énorme machinerie la brassait, régulièrement, au fond de son lit.
Alors elle heurta la chose du fleuve. Avec sa pagaie elle s’y accrocha, pour s'offrir un répit dans sa course.
La surface était élastique mais la rame s’y enfonçait un peu, y laissait une marque bien visible. Une eau très sombre s'en exsudait, comme si la chose était gorgée de sang. 
Sous l’eau, un œil mourant s’ouvrit de défit et de fureur, mais tout ce que M vit, c’est la forme grossir un peu plus. Et tout ce que M sentit, ce furent des sorte de nageoires ou de pattes griffer faiblement la coque.
Malgré les efforts que M fit pour rester auprès de la chose, elle s’en éloignait. Durant les quelques minutes où M suivi du regard le débris mou, il lui sembla qu'elle faisait exprès de garder une distance entre elle et le canoë, le plus de distance possible.

M rejoignit Jan en centre-ville, où de très nombreuses personnes s'affairaient à des tâches publiques. Il ne crut rien de son histoire mais vit en effet passer, très lentement, la chose noire dans l’eau.