vendredi 27 janvier 2012

Cet hiver

Cet hiver ne fut ni rude ni triste.

Les gens qui y vécurent se réjouirent de sa douceur, de sa gentillesse. L’hiver ne fut pas une épreuve, pas une agression, pas un bruit gênant dans nos habitudes vestimentaires. Une quinzaine de degrés, tous maussades, vinrent se déposer sur le territoire, sur la région, sur la croûte terrestre, comme une neige. Et quinze degrés de nuages, de brume et de bruine décevante s’installèrent à demeure et firent un nid douillet dans nos consciences.
L’hiver ainsi formé s’étendit à d’autres mois : septembre jusqu’à novembre, février jusqu’à avril. L’univers présenta des extrêmes mis bout à bout plutôt que l’infinité des motifs qui le composaient avant.  L’univers présenta un refroidissement généralisé, une égalisation de tous les excès, une absolution, un pardon de tous les péchés. Tous finirent par se dissoudre dans un grand carnage simplifié, adoucit.

Le thermostat du monde se calma, calma les foules empâtées, cimenta les réjouissances, mit fin aux catastrophes, aux débordements, aux tsunamis.

Et  seule la pluie devint un refuge exact, un petit accident dans le grand bain bleu marine à l’aspirine où nous fûmes tous plongés.

vendredi 20 janvier 2012

Histoire d'un fleuve, partie 1

Un jour, le fleuve L amena un énorme débris à l’occasion d’une de ces crues de mars. La chose ne se déplaçait pas aussi vite que le courant, bien qu’elle avançât  d’amont en aval. Les troncs, les joncs arrachés, les planches et les masses blanches de polystyrène la doublaient.
La chose glissait lentement, coulait parfois pour réapparaître,  si bien que de très nombreux citoyens la virent passer. Elle était remarquable par sa couleur noire et brillante, légèrement rouge au soleil de midi. Elle était d'une rotondité affaissée comme la coque retournée d’un bateau, tantôt large de deux mètres tantôt affleurant à peine, réduite à une mince ligne humide.
Des oiseaux furent aperçus perchés à son sommet, les jours calmes. parfois des nuées de mouettes s'y attardaient pour une messe furieuse de charognards.
Elle disparut derrière la ville après quelques jours, sans doute pour aller se briser quelque part là où le débit du fleuve était moins surveillé, sous les branches aquatiques d'un viel aulne pourri.

C’est pendant cette période que la rue de Jan Ary et de M fut engloutie, en même temps que beaucoup d’autres le long des quais. Un matin donc, l’eau coupa la sortie de l’appartement de M et, malgré les conseils de ses voisins retraités, elle décida de sortir. Le jour était calme et frais, comme occupé à autre chose. Elle emprunta un canoë à quelqu’un qui en vendait.
Intimidée par les courants,  M fit plusieurs cercles dans l’eau, et sans pouvoir se stabiliser elle se retrouva quelque part au milieu de la L. L'eau était à la fois très calme et très agitée, comme si une énorme machinerie la brassait, régulièrement, au fond de son lit.
Alors elle heurta la chose du fleuve. Avec sa pagaie elle s’y accrocha, pour s'offrir un répit dans sa course.
La surface était élastique mais la rame s’y enfonçait un peu, y laissait une marque bien visible. Une eau très sombre s'en exsudait, comme si la chose était gorgée de sang. 
Sous l’eau, un œil mourant s’ouvrit de défit et de fureur, mais tout ce que M vit, c’est la forme grossir un peu plus. Et tout ce que M sentit, ce furent des sorte de nageoires ou de pattes griffer faiblement la coque.
Malgré les efforts que M fit pour rester auprès de la chose, elle s’en éloignait. Durant les quelques minutes où M suivi du regard le débris mou, il lui sembla qu'elle faisait exprès de garder une distance entre elle et le canoë, le plus de distance possible.

M rejoignit Jan en centre-ville, où de très nombreuses personnes s'affairaient à des tâches publiques. Il ne crut rien de son histoire mais vit en effet passer, très lentement, la chose noire dans l’eau.