mardi 28 février 2012

Un van, autre morceaux hypnozoïques.

J’ai fait toute ma vie dans un van, un camping car. Il y a du tissu à motif sur les fenêtres arrière, ce sont nos rideaux contre la pluie et contre le froid. Ces rideaux transforment l’intérieur de notre maison. C’est nous qui les avons mis au-dessus des fenêtres. Les voitures qui naviguent sur une autoroute d’obscurité semblent traînées derrière leurs phares, la seule chose d’elles qui grésillent à l’extérieur de la carcasse. A l’intérieur, c’est un univers miniaturisé et on fera des milliers de kilomètres rien que comme ça. Rapides, mais tranquilles, parce que la voiture a toujours été tranquille. Parce que la voiture combine deux temps, celui des piétons et celui du chauffeur-passager.
En ce temps-là la carte avait changé : au lieu d’avoir les nations bien délimitées par des couleurs différentes, France rose, Belgique jaune, Allemagne verte et Pologne bleue, c’est comme si on avait mélangé toutes ces couleurs ensemble pour obtenir la teinte la plus triste et la plus quelconque possible, la teinte des vieux métaux et du vieux papier, la couleur du sommeil ou des ratures dans les marges. Sans contenu. Une vaste histoire picturale des terrains vagues. A cette époque, on avait perdu les états, et leurs frontières, à s’être trop regardées, étaient devenues aveugles et on avait davantage l’impression de marcher dans la boue des champs que sur un sol souverain. Parce que le sol n’était plus souverain mais parcellable, sauvage, relatif. Mais le monde n’en était que plus éblouissant. L’empire immense avait ramassé les nations pour les compacter en des petites et tremblantes choses baroques, incompréhensibles, irrationnelles, puis était mort, ou s'était résorbé. Où la France, l'humble petite France s’appelait Frankreich ou Frankistan et où personne ne se souciait de parler mongol ou russe, pour les commodités administratives.

mercredi 22 février 2012

Fragments sur l'hypnozoïques, 2

On fait notre voie sur un chemin qui s’accroche au-dessus d’un grand corps de bâtiments ruinés. La piste combine des marches en pierre et une végétation rêche, un peu pauvre, qui ne porte pas de fruits et pratiquement pas de feuilles. Je mets dans ma bouche des baies d’églantine et je ramasse de gros champignons blancs, ceux qui doivent être cuits longtemps avant d’être consommables.
Maintenant on grimpe parmi les érables et les platanes qui se penchent au-dessus des bâtiments qu’on voit lointains, et on pense aux pistes serpentines qu’on a emprunté pour s’en éloigner.
Ca sent le gaz de chauffage en combustion, ça sent les feuilles mortes et le bois pourri. Ca sent comme les résistances chauffantes longtemps froides et subitement parcourues d’un courant électrique.
Dans un autre bâtiment, avec le toit effondré, on fait un petit feu. La brume tombe, avec elle une méchante humidité et une obscurité dure, froide. Dans le mur des prises de courant. Le coéquipier peine à en trouver une qui marche pour l’ordi. Aucune ne marche. Le coéquipier utilisera la vielle dynamo et ça le fait pester de douleur et d’impuissance.
Le feu devient assez grand pour s’occuper des champignons et d’un gibier mutant trouvé dans l’autre bâtiment. Le coéquipier en a assez du regard dégoutant et fixe de la bête, et l’idée de la faire disparaître dans son estomac lui fait plaisir.

Les champignons dansent le long des bulles ascendantes, laissent dans l’eau de cuisson leur toxicité, leur mauvais goût amer, leur élastique dureté. Sans tête, la bête fait beaucoup moins peur, elle est enfin apprivoisée.

Ce qui nous manque, ce sont des bicyclettes, parce qu’à ce rythme, on va indéfiniment errer entre les plus petits chemins, qui se ressemblent tous, et n’ont aucun panorama. Il faudra adapter le matériel à cette nouvelle façon d’aller, mais le coéquipier pense d’ors et déjà qu’avec un vélo il pourrait remplir les accus, recharger l’ordi, et se passer de la vielle dynamo qui est trop lourde à porter. L’idée de rouler, ça l’excite jusqu’à la jouissance. Il lui semble qu’en roulant les choses seront psychologiquement différentes.

Voler un vélo, dans les rues de quelque grande ville, c’est chose aisée. En voler deux, c’est moins évident. Si je veux rester avec le coéquipier, il faut presque qu’on vole les deux vélos ensemble, qu’on trouve un endroit où deux sont parqués. Mais trouver deux vélos dehors avec ce que ça coûte, c’est difficile. On en voit quelque uns, isolés comme des chevaux tristes ou des chiens abandonnés, bardés de chaînes en acier, mais deux, c’est beaucoup plus rare.

jeudi 2 février 2012

Fragments des guerres tertiaires, 2

 Je vous largue par avion des blocs entiers de notes sur les guerres tertiaires. Images en fin d'article!

Ch. X : Les Milliards

Et alors, John ?
« Le paysage c’est les autres. Les autres, c’est la contemplation. Les autres, comme le paysage, sont sans musique. Ils sont nus.
Toi tu aimes quand le monde semble faux, semble émaner de ton délire. La campagne t’effraie, parce qu’elle est trop réelle. Quand la campagne est hostile, au moins elle répond, elle te répond. Cette campagne que tu traverse, c’est un territoire immense, tout est de la campagne, tout est de cette même étendue. Le monde, c’est comme si on avait cousu ensemble tous les draps et toutes les couvertures. De vagues lampadaires paumés se reflètent dans la surface aqueuse de quelque culture ; mais : rizière, ou champ de blé avec de l’eau dans les sillons ?
Icare était un faux, tu savais ? Et cette brume silurienne, qui noie tout ce qui n’est pas assez fort pour se construire un abri, c’est elle qui donne à la campagne son caractère sacré-soigné, d’autres diront.
Le soleil met un temps pas possible, rien qu’à s’élever de quelques centimètres et à transformer le violet en bleu puis en gris. Chromatiquement, la lumière prend son temps. Nous sommes des cafards rampants, qui complotons. Le monde, ce sont des tas disposés à intervalles irréguliers. Des tas, des éminences, des moments forts comme sur une piste audio. Et tout se confond, de la forêt d’arbres dénudés à la forêt née du transport de l’électricité, avec ses grands pylônes bien espacés et son sous-bois de caténaires et son éclairage urbain sec, orange, décoratif.
On est où, là ? Pourquoi le train ralentit ? Où on a atterri ? Ce n’est pas l’une de ces villes ramassées dans des vallées humides entre deux caisses de rocs. C’est la pleine plaine, où chaque monticule, reposant sur d’anciennes pourritures, mène l’observateur à un cercle de quarante kilomètres de diamètre, d’où il voit tout. Des maisons phénix, des blocs d’habitation, et encore ces supermarchés et ces gares, avec des petits sentiers entre les tas, les buttes et les voies. Sentiers entre les routes, là où d’excitantes départementales relient métropole à métropole.
Alors voilà John, ce que tu aimes dans ce paysage. Ces milliards de détails étiquetés sur la grande bâche déployée à tes pieds, comme des hérissons morts, des oiseaux dispersés.

« La croissance de la population n’est pas finie, trop de gens ont l’espoir d’exister. Alors ce que tu vois aujourd’hui, ce sera encore infiniment plus complexe d’ici trente ans. La conurbation va se densifier, on traversera des endroits qui auront des noms qui ne te diront rien, des zones sans spécificité, ou aux spécificités tellement subtiles qu’il te faudra des mois pour les détecter, établir une différence entre l’endroit d’où tu es parti, et l’endroit que tu traverses. Il y aura 90% d’agriculteurs, tous d’humbles artistes de la débrouille, 90% de professionnels de l’improvisation. Faudra faire avec une pauvreté devenue générale. On ira s’enfoncer loin dans la communauté des communes européennes, on aura d’autant plus cette sexualité décentrée dont tu parlais.

…si tu vis jusque là.